Article rédigé par Giacomo Mazzucchelli
Plus que jamais arme concurrentielle à privilégier dans un monde socio-économique victime de rapides et importants changements, les pratiques d’innovation ainsi que leur étude connaissent ces dernières années un regain d’intérêt important, comme le soulignent les diverses stratégies d’entreprises et la littérature académique. Cet article se pose comme objectif de disséquer une tendance relativement récente, se cristallisant autour des notions d’open innovation et de proximité.
L’innovation ouverte
Au cours des dernières décennies, d’importants changements ont bouleversé les secteurs d’activités et les entreprises : des technologies radicalement nouvelles ont fait leur apparition, la concurrence est désormais mondiale, les marchés sont de plus en plus concurrentiels, des modèles d’affaires nouveaux ont fait leur apparition, le cycle de vie des produits s’est considérablement raccourci, etc. Ces transformations ont amené à changer la manière d’envisager et de concevoir le processus classique d’innovation en son entier. Apparue pour la première fois dans un ouvrage de 2003 de H. Chesbrough1, l’expression « innovation ouverte » (open innovation) fait désormais l’engouement auprès des chercheurs et des consultants. Afin de mettre en œuvre une stratégie d’innovation efficace et efficiente, l’entreprise ne peut en effet plus exclusivement compter sur
ses propres ressources. Le crédo actuel est celui de l’innovation collaborative, des partenariats et de
l’ouverture et, pour cette raison, elle doit faire désormais appel à un réseau élargi de partenaires : universités, alliances et collaborations, start-ups, instituts de recherche, etc. L’effort d’innovation d’une organisation doit ainsi se développer dans deux directions. Si d’un côté, celle-ci a besoin d’aller chercher dans son environnement des ressources susceptibles d’être mises en valeur, de l’autre,
elle doit être capable de valoriser ses ressources internes pour de nouveaux débouchés.
Le nouveau modèle de l’innovation ouverte n’a pas épargné le monde des grandes entreprises françaises qui, en poursuivant les exemples et les récits de « succès » de certaines firmes (Google, Facebook et Apple notamment) ont elles-aussi mis en place des dispositifs organisationnels adaptés. Ce dernier aspect ne constitue pas la seule influence de la Silicon Valley sur les pratiques managériales et les activités d’entreprise actuelles.
En effet, la région représente le point de départ d’un renouveau en littérature qui met en avant l’importance du territoire dans le processus d’innovation et le discours compétitif.
Une nouvelle variable : le territoire
Longtemps considéré en économique comme une variable neutre ou d’ajustement, le territoire devient, à partir des années 1980 et des travaux du GREMI (Groupe de Recherche Européen sur les Milieux Innovateurs), un facteur critique dans le processus d’innovation.2 En tant que construction sociale, la proximité territoriale est en effet associée aux pratiques et aux représentations des acteurs économiques et institutionnels dans un contexte en constante évolution. Conçue comme un processus collectif, l’innovation implique un ensemble de relations formelles et informelles s’exprimant au sein de réseaux localisés composés de divers acteurs (laboratoires publics, centres de recherche technique, entreprises, etc.). Le système territorial d’innovation constitue ainsi le contexte approprié à leur formation et à leur développement car les agents y partagent des représentations semblables, identifient rapidement des partenaires en leur sein, échangent des informations et se font confiance. En outre, la capacité d’une firme à « absorber » des connaissances externes, ou à capter des « spills overs » ou « externalités de connaissances », devient de plus en plus un déterminant critique de sa capacité d’innovation et d’apprentissage.
Ces échanges de connaissances sont, selon de nombreux auteurs, à la base des performances de ce qu’on appelle dans la littérature les districts italiens, les milieux innovateurs, les systèmes nationaux et régionaux d’innovation, ou encore les clusters et les pôles de compétitivité.3 La principale originalité du GREMI réside donc dans l’idée d’« endogénéiser » l’espace en mettant l’accent sur le rôle fondamental du territoire et de la proximité dans les collaborations entre acteurs. Cette stratégie de coopération, qui s’organise souvent de manière durable, permet à la fois une amélioration de la créativité et une réduction des risques et des coûts inhérents au processus d’innovation.
Cela explique la politique des pôles de compétitivité mise en œuvre en France depuis 2004 ayant pour objectif de favoriser les projets collaboratifs de recherche et de développement entre acteurs localisés sur un même territoire. La recherche des synergies entre acteurs locaux est en effet devenue la base de la plupart des politiques de développement local.
Une proximité seulement spatiale ?
Dans un monde qui devient de plus en plus connecté avec plusieurs milliards d’objets « intelligents » en 2020 et un chiffre qui est destiné à exploser d’ici 2025, il serait naïf de penser que le processus d’innovations puisse se réduire à la seule proximité spatiale.4
Ainsi, d’autres études académiques s’attaquant au GREMI ont mis davantage l’accent sur les tendances à la globalisation de la technologie et des échanges de connaissances des entreprises, et sur l’articulation (nécessaire et conséquente) des dynamiques locales et globales. Les travaux les plus récents sur les clusters, par exemple, insistent sur le fait que les organisations ont généralement tendance à développer plus de liens inter-clusters – donc distants géographiquement – que des réseaux locaux. Les clusters se présentent par conséquent comme des systèmes ouverts, accordant à la fois une attention particulière aux relations avec des acteurs extérieurs (plus ou moins proches) et aux politiques nationales ou supranationales. Au-delà des phénomènes de regroupement d’acteurs localisés sur un même territoire, ce sont ainsi les phénomènes de réseaux et de collaborations établis à différentes échelles spatiales qui constituent aujourd’hui un élément central, expliquant les dynamiques d’innovation des entreprises.5
Une autre notion, celle de proximité non-spatiale, a été également développée par un groupe de chercheurs français réunis dans ce qu’on appelle l’école de la proximité. Critiques vis-à-vis du GREMI, ces auteurs montrent comment il n’est souvent pas suffisant de réunir des acteurs au sein du même espace pour qu’ils collaborent : encore faut-il qu’ils appartiennent par exemple au même réseau ou qu’ils partagent des représentations communes. D’autres facteurs expliquent ainsi la concentration géographique des acteurs et leur rôle dans la coordination des activités d’innovation et de recherche. Les relations économiques sont par conséquent encastrées dans des réseaux sociaux, et la coopération émergeante s’établit souvent entre des chercheurs et entrepreneurs issus de la même université ou appartenant au même réseau social ou familial.
En dernier lieu, loin d’être systématiquement bénéfique, la proximité géographique peut également revêtir des effets négatifs. En effet, celle-ci peut par exemple faciliter l’imitation de l’innovation d’une entreprise par ses concurrents directs, engendrer des conflits potentiels en termes de droits de propriétés, ou encore favoriser le recrutement de personnels très spécialisés travaillant dans une entreprise voisine, et constituer en conclusion un facteur de désincitation à innover.6
Conclusion
Si le GREMI a eu le mérite de souligner l’importance du territoire dans le processus innovation, ce dernier ne se réduit pas à la seule variable spatiale. En effet, plusieurs types de proximités subsistent et s’entremêlent : proximités culturelle, socio-économique, cognitive, institutionnelle, organisationnelle, etc. Leur interaction, de même que leur poids effectif dans les performances commerciales et financières d’une entreprise, demeurent des sujets à éclaircir.
1 CHESBROUGH, Henry W., Open Innovation. The New Imperative for Creating and Profiting from Technology, Boston, Harvard Business School Press, 2003.
2 CORINNE, Tanguy, « Le territoire innovant », Technologie et innovation, Vol. 3, 2018.
3Ibidem
4 https://techjury.net/blog/how-many-iot-devices-are-there/#:~:text=There%20are%20about%207%20billion,and%20machinery%20hit%20the%20market.
5 CORINNE, Tanguy, « Le territoire innovant », Technologie et innovation, Vol. 3, 2018.
6 CARRINCAZEAUX, Christophe, LUNG, Yannick, VICENTE, Jérôme, « The Scientific Trajectory of the French School of Proximity: Interaction-and Institution-based Approaches to Regional Innovation Systems », European Planning Studies, Vol. 16, N°5, June 2008, pp. 617-628